CHAPITRE 15

 

La sphère personnelle, comme chacun se complaît à le dire, est politique. Donc, si un crétin de politicien, ou un drogué de pouvoir, essaie de se la jouer politique pour vous faire du mal, à vous ou à ceux que vous aimez, PRENEZ-LE PERSONNELLEMENT. Mettez-vous en colère. La justice ne vous servira à rien, elle est vieille, lente et elle leur appartient. Seuls les petits souffrent dans les mains de la justice ; les créatures de pouvoir s’effacent avec un clin d’œil et un rictus. Si vous voulez la justice, vous devrez la leur arracher. Considérez que l’affaire est PERSONNELLE. Faites autant de dégâts que possible. FAITES PASSER VOTRE MESSAGE. Ainsi, vous aurez plus de chance d’être pris au sérieux la prochaine fois, ou d’être considéré comme dangereux. Et ne vous trompez pas : être pris au sérieux, être considéré comme dangereux est la SEULE différence à leurs yeux entre les joueurs et les petits. Ils passeront des marchés avec des joueurs. Ils liquideront les petits. Et vous verrez : ils enroberont votre liquidation, votre déménagement, votre torture, votre exécution brutale de la pire justification qui soit : « Les affaires sont les affaires ; tout ça est politique ; c’est ainsi que tourne le monde, la vie est dure et N’Y VOYEZ RIEN DE PERSONNEL. »

Qu’ils aillent se faire mettre. Rendez l’affaire personnelle.

 

QUELLCRIST FALCONER

Tout ce que je devrais déjà savoir, volume II

 

 

Une aube bleutée se levait sur la ville quand je suis retourné à Licktown. La pluie récente faisait briller le paysage comme le canon d’un flingue.

Je me tenais dans l’ombre des piliers de la voie express, surveillant la rue éventrée à la recherche du moindre mouvement. J’avais besoin d’une sensation, mais elle ne venait pas facilement dans la lumière glaciale du petit matin. Ma tête résonnait de l’assimilation rapide des données, et Jimmy de Soto flottait au fond de mon esprit comme un insatiable familier démoniaque.

Où vas-tu, Tak ?

Faire quelques dégâts.

Le Hendrix avait été incapable de me donner des renseignements sur la clinique où ils m’avaient conduit. Étant donné la promesse faite par Deek au Mongol de lui ramener le disque de ma séance de torture, je supposais qu’elle devait être de l’autre côté de la baie, probablement à Oakland, mais l’hypothèse n’avait pas aidé l’IA. Toute la zone de la baie semblait regorger d’activité biotech illégale. J’allais devoir retrouver mon chemin par la manière forte.

Jerry’s Closed Quarters.

À ce propos, le Hendrix avait été plus coopératif. Après une brève baston avec un système bas de gamme de contre-intrusion, il m’a affiché les entrailles du club dans ma chambre. Plans, système, personnel de sécurité, horaires… J’ai tout visualisé en quelques secondes, alimenté par la rage née de mon interrogatoire. Quand le ciel a commencé à pâlir à la fenêtre, j’ai enfilé le Nemex et le Philips dans leurs étuis, accroché le Tebbit et je suis sorti pour poser à mon tour quelques questions.

Je n’avais vu aucun signe de mon suiveur quand j’étais entré à l’hôtel et il ne semblait pas être dans le coin quand j’en suis sorti. Il avait de la chance.

Jerry’s Closed Quarters, à l’aube.

La mystique érotique bon marché qui collait à la boîte la nuit avait disparu. Les néons et les holosignes étaient débranchés et accrochés au bâtiment comme des broches criardes sur une vieille robe. J’ai regardé la danseuse, toujours enfermée dans le verre à cocktail, et j’ai pensé à Louise, alias Anémone, torturée jusqu’à la mort d’où sa religion lui interdisait de revenir.

« Rendez l’affaire personnelle. »

Le Nemex pesait dans ma main comme une décision prise. J’ai actionné le mécanisme d’une main en me dirigeant vers la boîte et le claquement métallique a résonné dans le matin tranquille. Une colère froide enflait en moi.

Le robot portier s’est déplié en me voyant approcher, et ses bras ont fait un geste pour me signifier de m’éloigner.

— Nous sommes fermés, mon ami, a dit la voix synthétique.

J’ai levé le Nemex et j’ai explosé le dôme cérébral du robot. Le blindage était peut-être fait pour arrêter des calibres plus petits, mais la balle du Nemex a pulvérisé l’unité centrale. Un feu d’artifice d’étincelles a jailli et la voix synthétique a déraillé. Les bras de pieuvre mécanique ont battu l’air quelques secondes avant de s’affaisser. De la fumée s’élevait en volutes par l’orifice de la balle.

J’ai donné un coup sur un des tentacules avec mon arme avant d’entrer. Milo grimpait les marches pour voir ce qui faisait tant de bruit. Ses yeux se sont écarquillés quand il m’a vu.

— Toi. Que…

Je lui ai tiré une balle dans la gorge. Il est tombé en arrière et a redescendu les marches la tête la première. Il a essayé de se relever, mais je lui ai tiré une balle en plein visage. En descendant derrière Milo, un autre gorille est apparu dans la pénombre, sous mes pieds. Il a eu un regard d’horreur en voyant le cadavre de Milo et a fait un geste vers le blaster encombrant accroché à sa ceinture. Je lui ai collé deux balles dans la poitrine avant que ses doigts l’atteignent.

J’ai fait une pause en bas des marches, dégainant le Philips de la main gauche. L’écho des détonations s’atténuait dans mes oreilles. Je m’attendais à subir la lourdeur du rythme de la musique du Jerry’s, mais le Nemex était un instrument assez bruyant pour la couvrir. Le couloir qui menait aux cabines était illuminé sporadiquement par des flashs rouges. Sur la gauche, une toile d’araignée holographique soutenait une série de bouteilles virtuelles et le mot « BAR » brillait sur de simples portes noires au-delà. Les données que j’avais réunies indiquaient une présence minimale près des cabines, trois membres de sécurité au plus, peut-être même deux, à cette heure de la journée. Milo et l’autre lourd étaient répandus sur les marches… il en restait éventuellement un. Le bar, lui, était insonorisé, avec une sono différente, et de deux à quatre hommes armés qui s’occupaient aussi du service.

Jerry était radin.

J’ai tendu l’oreille en amplifiant le neurachem. Dans le couloir sur ma gauche, la porte d’une des cabines s’est ouverte discrètement et des pas ont glissé sur le sol. Pourquoi pensent-ils tous qu’ils font moins de bruit en glissant qu’en marchant ? Gardant les yeux fixés sur la porte du bar, j’ai dirigé le Philips vers la gauche et, sans même regarder, j’ai balancé une giclée de balles derrière le coin dans l’air écarlate du couloir. Le flingue les a crachées comme un souffle de vent dans les branches. Il y a eu un grognement, puis le bruit d’un corps et d’une arme heurtant le sol…

Les portes du bar sont restées fermées.

J’ai passé ma tête derrière le coin. Une femme en treillis se tenait les côtes d’une main et essayait d’attraper son arme de l’autre. J’ai mis un coup de pied dans le flingue pour l’éloigner avant de m’agenouiller à côté d’elle. Je l’avais touchée plusieurs fois : il y avait du sang sur ses jambes et sa chemise était trempée. Avec douceur, j’ai posé le canon du Philips sur son front.

— Tu bosses pour Jerry ?

Elle a acquiescé, le blanc de ses yeux s’illuminant.

— Tu as une seule chance. Où est-il ?

— Le bar, a-t-elle sifflé dans ses dents. Table. Coin du fond.

Elle avait du mal à combattre la douleur. J’ai visé soigneusement entre ses sourcils.

— Attends, tu…

Le Philips a soupiré.

Des dégâts.

J’étais au milieu de la toile holographique qui menait aux portes du bar quand elles se sont ouvertes à la volée. Je me suis retrouvé face à face avec Deek, auquel j’ai laissé encore moins de temps pour réagir que Milo. Un petit signe de tête formel et j’ai tiré à la hauteur de sa taille avec le Nemex et le Philips. Deek a reculé en titubant sous les multiples impacts et je l’ai suivi, en continuant à tirer.

La pièce était vaste, éclairée en sourdine par des spots et les guides orange de la piste des danseuses, maintenant vide. Une lumière bleue brillait froidement derrière le bar, formant une arche, comme à l’entrée d’un escalier obscur montant vers le paradis. Les bouteilles, pipes et autres jacks se trouvaient derrière. Le gardien de ce sanctuaire angélique a jeté un œil à Deek et à ses tripes qui lui sortaient des doigts, a lâché le verre qu’il essuyait et a plongé la main sous le bar à une vitesse qui avait tout du divin.

J’ai entendu le verre se briser, j’ai levé le Nemex et je l’ai crucifié contre les étagères. Il est resté suspendu un instant, avec une étrange élégance, puis s’est retourné pour s’effondrer, emportant un rack de bouteilles et de pipes dans sa chute. Deek est tombé lui aussi, et une forme trapue penchée derrière la piste de danse a bondi en avant, dégageant une arme de sa ceinture. Le Nemex toujours fixé sur le bar – pas le temps de se tourner et de viser –, j’ai tiré à moitié debout avec le Philips. La forme a grogné et a chancelé, lâchant son arme, avant de retomber sur la piste. Mon bras gauche s’est tendu et le tir dans la tête l’a calmé définitivement.

Les échos du Nemex se dissipaient seulement dans les coins de la salle.

À présent, j’avais Jerry en vue. Il était à dix mètres de moi, en train de se lever, quand j’ai pointé le Nemex. Il s’est figé.

— Le bon choix.

Le neurachem était à plein régime et un sourire gorgé d’adrénaline était accroché à mon visage. Je faisais les comptes dans ma tête. Une balle dans le Philips, six dans le Nemex.

— Laisse tes mains où elles sont et assieds-toi. Tu bouges un doigt et je te l’arrache au niveau du poignet.

Il s’est rassis vite fait. Il n’y avait plus personne dans la pièce. J’ai enjambé Deek, replié en position fœtale autour de sa blessure. Il poussait un long gémissement d’agonie. J’ai gardé le Nemex fixé sur le bas-ventre de Jerry et, sans regarder, j’ai baissé le Philips et appuyé sur la détente. Deek a arrêté de gémir.

C’est ce qui a fait craquer Jerry.

— T’es un putain de malade, Ryker ? Arrête ! Tu peux pas…

J’ai agité le canon du Nemex vers lui, et la vue de l’arme, ou quelque chose dans mon visage, l’a fait taire. Rien ne bougeait derrière les rideaux à l’extrémité de la piste, rien derrière le bar. Les portes restaient fermées. Je me suis dirigé vers la table, j’ai retourné une chaise du pied et je l’ai enfourchée, face à lui.

— Jerry, tu devrais écouter les gens. Je te l’ai dit, je ne m’appelle pas Ryker.

— Qui que tu sois, j’ai des amis, a-t-il dit avec tant de venin sur son visage que c’était un miracle s’il n’en crevait pas. Je suis câblé, tu comprends ? Ça. Tout ça. Tu vas le payer. Tu vas souhaiter…

— … ne jamais t’avoir rencontré, ai-je terminé à sa place en rengainant le Philips. Jerry, je regrette déjà de t’avoir rencontré. Tes amis sophistiqués l’étaient en effet. Sophistiqués, je veux dire. Mais je remarque qu’ils ne t’ont pas dit que j’étais sorti. Les relations avec Ray pourraient être meilleures, non ?

J’observais son visage. Le nom ne l’a pas fait réagir. Soit il restait cool sous la pression, soit il ne faisait réellement pas partie de la cour des grands. J’ai essayé de nouveau.

— Trepp est morte. (Ses yeux ont frémi.) Trepp et quelques autres. Tu veux savoir pourquoi tu es encore en vie ?

Sa bouche s’est crispée, mais il n’a rien dit. Je me suis penché par-dessus la table et j’ai appuyé le canon du Nemex sur son œil gauche.

— Je t’ai posé une question.

— Va te faire mettre.

J’ai acquiescé et je me suis assis de nouveau.

— Un dur, hein ? Bon, je te l’avoue, Jerry, j’ai besoin de réponses. Tu peux commencer par me dire ce qui est arrivé à Elizabeth Elliott. Ça devrait être facile, je crois que tu l’as flinguée toi-même. Ensuite, je veux savoir qui est Elias Ryker, pour qui travaille Trepp et où se trouve la clinique où tu m’as envoyé.

— Va te faire mettre.

— Tu crois que je ne suis pas sérieux ? Ou tu espères que les flics vont se pointer pour te sauver la pile ?

J’ai sorti le blaster de ma main gauche et j’ai tiré sur le cadavre du garde affalé sur la piste de danse. Le faisceau a désintégré sa tête. La puanteur de la chair carbonisée nous a assaillis ; sans quitter Jerry des yeux, j’ai continué à tirer pour être certain d’avoir détruit tout ce qu’il y avait au-dessus de ses épaules. Puis j’ai coupé l’arme. Jerry me regardait fixement de l’autre côté de la table.

— Sac à merde, ce n’était qu’un vigile !

— Je n’aime pas cette profession. Deek et les autres vont subir le même sort. Et toi aussi, à moins que tu me dises ce que je veux savoir. (J’ai levé l’arme à particules.) Une seule chance.

— D’accord ! D’accord, d’accord. Elliott a essayé d’accrocher un client… Elle avait ferré un putain de Math qui venait s’encanailler ici, elle disait qu’elle en savait assez pour le manipuler. Cette conne a essayé de passer un accord avec moi, elle pensait que je pouvais faire chanter le Math. Elle n’avait aucune idée des risques…

— Non. Je suppose que non.

— Eh mec, je sais ce que tu penses, mais ça s’est pas passé comme ça ! J’ai essayé de l’en dissuader et elle a tenté le coup en direct. En direct avec un Math. Tu crois que je voulais voir la boîte rasée et moi agonisant sous les décombres ? Il fallait que je m’occupe d’elle, mec. Il le fallait.

— Tu l’as flinguée ?

Il a secoué la tête.

— J’ai passé un coup de fil, a-t-il répondu plus faiblement. C’est comme ça que ça marche dans le coin.

— Qui est Ryker ?

— Ryker est un… un flic. Il bossait aux Vols d’enveloppes et ils l’ont promu à la division des Dommages organiques. Il baisait cette salope du Sia, celle qui est venue le soir où tu t’es fait Oktai.

— Ortega ?

— Ouais, Ortega. Tout le monde le savait, ils disent que c’est comme ça qu’il a eu sa promotion. C’est pour ça qu’on a cru que tu étais… qu’il était… de retour. Quand Deek t’a vu parler avec Ortega, on s’est dit qu’elle avait appelé quelqu’un, passé un marché.

— De retour ? De retour d’où ?

— Ryker était pourri, mec. (Les vannes étaient ouvertes à présent.) Il avait vémé deux dealers d’enveloppe à Seattle…

— Vémé ?

— Ouais, vémé.

Jerry a eu l’air surpris une seconde, comme si je venais de lui demander la couleur du ciel.

— Je ne suis pas d’ici, ai-je dit, patient.

— VM. Vraie mort. Il en a fait de la purée, mec. Deux autres s’en sont sortis avec leur pile intacte, alors Ryker a payé un « trempeur » pour les enregistrer comme catholiques. Soit le piratage n’a pas tenu, soit quelqu’un s’en est rendu compte aux Organiques. Il a chopé deux cents ans, incompressibles. Il paraît que c’est Ortega qui a pris le commandement de son unité.

Bien, bien. J’ai agité le Nemex pour l’encourager.

— C’est tout, mec. C’est tout ce que j’ai. C’est ce qui se dit dans la rue. Écoute, Ryker n’a jamais fait de descente ici, même du temps où il bossait pour les Vols d’enveloppes. La boîte est clean. Je ne l’ai même jamais rencontré.

— Et Oktai ?

Jerry a acquiescé avec vigueur.

— C’est ça. Oktai. Oktai avait une affaire de pièces détachées à Oakland. Tu… enfin Ryker faisait des descentes chez lui tout le temps. Il l’a presque laissé pour mort il y a des années.

— Et, soudain, Oktai vient te voir en courant…

— C’est ça. Il était comme fou, il a dit que Ryker devait être sur un coup. On a visionné les cassettes des cabines et on t’a vu parler à…

Jerry s’est interrompu en voyant où cela le menait. J’ai agité de nouveau le blaster.

— C’est tout, putain.

— D’accord. (Je me suis redressé un peu et j’ai tapoté mes poches pour trouver des cigarettes avant de me souvenir que je n’en avais pas.) Tu fumes ?

— Fumer ? Tu me prends pour un con ?

— Pas grave, ai-je soupiré. Et Trepp ? Elle avait l’air un peu chère pour toi. À qui l’as-tu empruntée ?

— Trepp est une indépendante. Elle se loue à qui veut. Elle me rend quelques services de temps en temps.

— Plus maintenant. Tu as déjà vu sa véritable enveloppe ?

— Non. Il paraît qu’elle la garde au froid à New York.

— C’est loin d’ici ?

— À une heure, en suborbital.

Ça la mettait dans la même cour que Kadmin. La classe globale, peut-être même interplanétaire. La cour des grands.

— Et pour qui elle bosse en ce moment ?

— Je ne sais pas.

J’ai étudié le canon du blaster comme s’il s’agissait d’une relique martienne.

— Mais si, tu sais, ai-je dit avec un sourire glacial. Trepp n’est plus là. Plus de pile, plus rien. Tu n’as rien à craindre d’elle… mais tu as tout à craindre de moi.

Il m’a toisé une ou deux secondes puis a baissé les yeux.

— J’ai entendu dire qu’elle bossait pour les Maisons.

— Bien. Parle-moi de la clinique maintenant. Tes amis sophistiqués.

L’entraînement des Diplos aurait dû me permettre de maîtriser mon ton, mais je me rouillais sans doute. Jerry y a perçu quelque chose.

— Écoute, ce sont des gens dangereux. Tu t’en es sorti, mieux vaut t’en tenir là. Tu n’as pas idée de ce…

— En fait, j’en ai une assez bonne idée, l’ai-je coupé en lui mettant le blaster sur le nez. La clinique.

— Putain, c’est seulement des gens que je connais. Des associés. Ils ont parfois besoin de pièces détachées et je… (Il a changé brusquement de ton en me regardant dans les yeux.) Ils font parfois des trucs pour moi. Les affaires sont les affaires…

J’ai pensé à Louise, alias Anémone, et au voyage que nous avions fait tous les deux. Je résistais à la tentation d’appuyer sur la détente. J’ai baissé la voix. Elle semblait encore plus mécanique que celle du robot portier.

— On va aller faire un tour, Jerry. Juste toi et moi, pour rendre visite à tes associés. Et pas de sale coup. J’ai déjà deviné que c’était de l’autre côté de la baie. Et j’ai une bonne mémoire géographique. Tu essaies de m’embrouiller et je te vème sur-le-champ. Compris ?

D’après son visage, il avait compris.

Mais juste pour en être sûr, j’ai carbonisé la tête de tous les cadavres sur mon chemin. L’odeur âcre nous a suivis dans la pénombre, puis dans la rue, comme une aura de colère.

 

Dans le bras nord de l’archipel de Millsport se trouve un village où la tradition veut que tout pêcheur ayant survécu à la noyade nage jusqu’à un récif à cinq cents mètres de la côte, crache dans l’océan et revienne.

Sarah en était originaire. Un jour que nous étions planqués dans un hôtel minable à l’abri de tout coup de chaud, au propre comme au figuré, elle avait essayé de m’expliquer la logique de cette coutume. J’avais toujours trouvé ça con et macho.

À présent, arpentant de nouveau les couloirs immaculés et stériles de la clinique, le canon de mon propre Philips collé sur ma nuque, j’ai commencé à comprendre quelle force il fallait pour se plonger de nouveau dans l’eau. J’avais eu des sueurs froides en prenant l’ascenseur pour la deuxième fois, Jerry braquant le flingue derrière moi. Après Innenin, j’avais plus ou moins oublié ce que cela faisait d’avoir vraiment peur, mais les virtualités étaient une exception notable. Il n’y avait aucun contrôle et tout pouvait arriver.

Encore et encore.

Ils étaient tout énervés à la clinique. Les nouvelles du barbecue de Trepp devaient les avoir atteints et le visage auquel Jerry avait parlé à la porte était devenu blanc comme un linge en me voyant.

— Nous pensions…

— Vous occupez pas de ça, a coupé Jerry. Ouvrez cette putain de porte. Il faut éliminer ce fils de pute.

La clinique faisait partie d’un pâté de maisons début de siècle rénové en style néo-industriel, les portes peintes avec de lourds chevrons noirs et jaunes, les façades drapées d’échafaudages et les balcons suspendus avec de faux câblages. La porte devant nous s’est ouverte silencieusement en deux. Avec un dernier regard à la lumière du petit matin, Jerry m’a poussé à l’intérieur.

Le hall d’entrée était également néo-indus, encore des échafaudages et des briques nues le long des murs. Deux gardes de sécurité attendaient à l’autre bout. L’un d’eux a tendu la main quand nous nous sommes approchés. Jerry a secoué la tête en grimaçant.

— J’ai pas besoin de votre putain d’aide. Vous êtes des raclures de l’avoir laissé s’échapper.

Les deux gardes ont échangé un regard et des mains tendues se sont levées en geste d’apaisement. Ils nous ont conduits à un ascenseur, le même monte-charge que j’avais utilisé à ma dernière visite. Quand nous en sommes sortis, en bas, la même équipe médicale nous attendait, les sédatifs prêts. Ils avaient l’air fatigués, sur les nerfs. Fin de merde de nuit de garde. Quand la même infirmière s’est avancée pour m’endormir, Jerry a sorti de nouveau la grimace. Il la maîtrisait à la perfection.

— On n’en a rien à foutre, a-t-il dit en poussant le Philips plus fort contre ma nuque. Il n’ira nulle part. Je veux voir Miller.

— Il est en chirurgie.

— Chirurgie ? demanda Jerry en ricanant. Tu veux dire qu’il regarde la machine faire des brochettes mixtes ? D’accord. Alors Chung.

L’équipe a hésité.

— Quoi ? Ne me dites pas que tous vos consultants bossent ce matin ?

— Non, c’est…, commença le médic le plus proche. Emmener le mec éveillé, ce n’est pas dans la procédure.

— Ne me faites pas chier avec la procédure, a dit Jerry, imitant à la perfection le type qui va exploser de colère. C’était la procédure, de laisser ce sac à merde s’échapper et me ruiner ma boîte après que je vous l’ai envoyé ? C’était ça, la putain de procédure ? Alors ?

Le silence est tombé. J’ai regardé le Nemex et le blaster, enfoncés dans la ceinture de Jerry et j’ai calculé les angles de tir. Jerry a repris du poil de la bête et m’a enfoncé le Philips dans la gorge. Il a regardé méchamment les médics et s’est exprimé avec un calme dangereux.

— Il ne bouge pas, vous comprenez ? On est trop pressés pour ces conneries. Nous allons voir Chung. Maintenant, on bouge.

Ils l’ont gobé. N’importe qui l’aurait fait. Vous augmentez la pression et la plupart des gens répondent aux ordres. Ils obéissent à l’autorité supérieure ou à celui qui tient le flingue. Ces types étaient fatigués et effrayés. Nous avons accéléré dans les couloirs, longeant la salle d’opération où je m’étais réveillé, ou une autre salle identique. Quelques silhouettes étaient rassemblées autour de la plate-forme, l’autochirurgien se déplaçant comme une araignée au-dessus d’eux. Nous avons fait une dizaine de pas de plus quand quelqu’un est sorti dans le couloir derrière nous.

— Un instant.

La voix était détachée, mais elle a arrêté net les médics et Jerry. Nous nous sommes retournés pour faire face à un homme portant des gants de chirurgie éclaboussés de sang et un masque qu’il commençait à détacher. Dessous, il était superbe. Des yeux bleus sur un visage bronzé à la mâchoire carrée ; l’homme de l’année élu par les clientes d’un salon cosmétique de luxe.

— Miller, a dit Jerry.

— Que se passe-t-il donc ? Courault ? (L’homme s’était tourné vers la médic.) Vous savez qu’il ne faut pas conduire les patients ici s’ils ne sont pas anesthésiés.

— Oui, monsieur. M. Sedaka a insisté, en répétant qu’il n’y avait aucun risque. Il a dit qu’il était pressé. Il veut voir le directeur Chung.

— Je me moque qu’il soit pressé ou pas, a dit Miller en plissant les yeux vers Jerry. Êtes-vous devenu fou, Sedaka ? Où croyez-vous qu’on soit, dans un hall d’exposition ? J’ai des clients ici. Des visages reconnaissables. Courault, anesthésiez cet homme sur-le-champ.

Que voulez-vous, la chance n’est pas éternelle.

J’étais déjà en mouvement. Avant que Courault ait pu soulever l’hypospray, j’ai arraché le Nemex et le blaster de la ceinture de Jerry et j’ai ouvert le feu. Courault et ses deux collègues sont tombés, atteints de multiples blessures. Le sang décorait les murs blancs derrière eux. Miller a juste eu le temps de pousser un cri outragé avant que je lui colle une balle dans la bouche. Jerry reculait, le Philips vide pendant au bout de son bras. J’ai relevé le blaster.

— Écoute, j’ai fait de mon mieux, j’ai…

Le faisceau lui a explosé la tête.

Dans le calme soudain qui a suivi, je suis revenu sur mes pas et j’ai poussé la porte de la salle de chirurgie. Le petit groupe avait quitté la table sur laquelle reposait un corps de jeune femme et tous me regardaient bouche bée sous leur masque de chirurgie. Seul l’autochirurgien continuait à travailler, imperturbable, tranchant et cautérisant avec de petits gestes brefs. Des morceaux de chair rouge vif étaient posés sur de petits plats métalliques rassemblés autour de la tête du patient. On aurait dit un immonde banquet occulte.

La femme sur la table était Louise.

Il y avait cinq hommes et femmes dans la salle d’opération et je les ai tous tués pendant qu’ils me regardaient. J’ai mis l’autochirurgien en pièces à coups de blaster et j’ai tiré sur tout l’équipement que je voyais. Les alarmes se sont déclenchées. Dans la tornade de leurs hurlements combinés, j’ai fait le tour et j’ai infligé la vraie mort à tous ceux qui étaient présents.

Dans le couloir, les sonneries ululaient et deux des médics étaient encore vivants. Courault avait réussi à ramper sur une dizaine de mètres, en laissant une grande trace de sang derrière elle ; l’un de ses collègues masculins, trop faible pour s’échapper, essayait de se relever contre le mur. Le sol glissait sous ses pieds et il retombait tout le temps. Je l’ai ignoré et j’ai suivi la piste sanglante de la fille. Elle s’est arrêtée quand elle a entendu mes pas, a tourné la tête et a recommencé à ramper frénétiquement. J’ai posé le pied entre ses épaules, puis je lui ai mis un coup dans le dos.

Nous nous sommes regardés un long moment, le temps que je me souvienne de son visage impassible quand elle m’avait anesthésié la nuit précédente. J’ai levé le blaster pour qu’elle le voie.

— La vraie mort, ai-je dit en appuyant sur la détente.

Je suis retourné m’occuper du dernier médic qui essayait désespérément de s’éloigner. Je me suis accroupi devant lui. Le hurlement des sirènes s’élevait et retombait au-dessus de nos têtes comme le gémissement des âmes perdues.

— Doux Jésus, a-t-il soupiré quand j’ai visé son visage. Doux Jésus, je travaille ici, c’est tout…

— C’est suffisant.

Le blaster était presque inaudible au milieu des sonneries d’alarme.

Je me suis occupé de la même façon du troisième médic ; j’ai passé plus de temps sur Miller et j’ai débarrassé le corps décapité de Jerry de son blouson que j’ai pris sous mon bras. Après avoir récupéré mon Philips et l’avoir enfilé dans ma ceinture, je suis parti.

Sur le trajet de retour dans les couloirs hurlants de la clinique, j’ai tué tous ceux que je croisais et j’ai carbonisé leur pile.

L’affaire était personnelle.

La police atterrissait sur le toit quand je suis sorti par la porte principale. J’ai marché dans la rue sans me presser. Sous mon bras, le sang de la tête tranchée de Miller commençait à suinter à travers la doublure du blouson de Jerry.

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